Taguieff : "La figure de Madoff a remplacé celle de Rothschild"SURLERING.COM - CULTURISME - par Pierre-André Taguieff - le 29/05/2013 - 8 réactions -
Pierre-André Taguieff répond aux questions de Clémence Boulouque (21 mai 2013) Interview intégrée partiellement dans un
article de la romancière et journaliste Clémence Boulouque, publié le 23 mai
2013 dans l’hebdomadaire américain Tablet Magazine, sous le titre « A
Growing Fear in France ». 1. Vous venez de publier, sous votre direction, un imposant Dictionnaire historique et critique du racisme, paru le 15 mai aux Presses universitaires de France. Vous y avez signé vous-même un long article, « Antisémitisme », où vous revenez sur votre distinction entre « judéophobie » et « antisémitisme », en soulignant qu’elle se justifie par la capacité de métamorphose de la « haine la plus longue » (Robert Wistrich), la haine des Juifs. De l’antijudaïsme théologico-religieux à l’antisionisme radical, en effet, celle-ci a pris des formes différentes. Pensez-vous que « antisémitisme » soit désormais un terme qui ne convient plus pour caractériser les réalités contemporaines? PAT. Après la
disparition du Troisième Reich, l’emploi du mot « antisémitisme »
s’est avéré de plus en plus décalé par rapport à l’évolution des passions et
des conduites antijuives observables. Celles-ci ont pris des formes nouvelles,
qui font que le recours au mot « antisémitisme » est susceptible
d’induire en erreur ceux qui, naïvement, le prennent à la lettre – en lui attribuant
le sens d’une hostilité à l’égard des « Sémites ». Historiquement, la
page de la lutte contre les Juifs en tant que « Sémites » est
tournée. La lutte contre les Juifs n’est plus aujourd’hui fondée sur une
vision racialiste mettant en scène la « race aryenne » et la
« race sémitique » s’affrontant dans une guerre à mort. La création
d’Israël, le refus arabe de l’État juif et l’islamisation de la cause
palestinienne ont totalement modifié le paysage judéophobe. La vieille
« question juive » a été redéfinie sur la base de la diabolisation du
sionisme et d’Israël. La nouvelle forme de la judéophobie, c’est
l’antisionisme, impliquant à la fois l’appel à la haine et à la violence contre
Israël et les « sionistes », le projet d’éliminer l’État juif et une
guerre idéologique permanente contre les « sionistes » ou les Juifs
qui défendent le droit à l’existence d’Israël.
Le mot « antisémitisme » a été forgé et mis en circulation dans un contexte particulier : le monde germanique des années 1870 et 1880, marqué par le surgissement des premiers mouvements antijuifs organisés, tous d’orientation nationaliste. Le contexte de la formation du terme indique clairement l’objectif idéologico-politique de ceux qui se désignent comme « antisémites » : combattre un ennemi intérieur et extérieur défini raciologiquement, « le Sémite » ou le « Sémitisme », défini comme le responsable des malheurs de la nation (allemande) ou de la civilisation (chrétienne). En forgeant en 1879 le terme Antisemitismus, l’idéologue raciste et socialiste de langue allemande Wilhelm Marr voulait clairement distinguer son combat contre les Juifs du vieil antijudaïsme chrétien, et, plus généralement, de toute forme de « haine des Juifs » (Judenhass) à base religieuse. Or, le terme « antisémitisme » est doublement mal formé. D’abord parce qu’il semble renvoyer autant aux Juifs qu’aux Arabes – variétés supposées de « Sémites » - alors qu’il ne s’applique, dans ses usages idéologico-politiques, qu’aux Juifs. Ensuite en raison de l’usage raciologique qu’il fait du terme « Sémite(s) » (« sémite », « sémitique »), en tant que dénomination de l’ennemi collectif à combattre (ce qu’indiquent les expressions « anti-Sémite », « antisémite », « antisémitique »), en référence aux doctrines raciales, supposées scientifiques, fondées sur l’opposition « Aryens/Sémites », ce qui renvoie à un système de croyances qui s’est formé dans les deux premiers tiers du XIXe siècle. Depuis la fin du XIXe
siècle, dans la plupart des pays occidentaux, le mot « antisémitisme »
est employé comme terme générique pour désigner l’ensemble des discours, des
croyances, des pratiques et des formes institutionnelles qui, observables dans
l’histoire, ont pour trait commun de manifester une hostilité à l’égard des
Juifs, s’accompagnant chez les « antisémites » d’un désir de rejet ou
d’exclusion les visant, voire d’une volonté d’élimination. Le mot
« antijudaïsme » est employé plus particulièrement pour désigner le
rejet des Juifs fondé sur des arguments théologico-religieux. Stricto sensu, le mot
« antisémitisme » signifie le rejet des Juifs fondé sur des arguments
empruntés à une quelconque doctrine moderne de la race, à une forme de
racialisme (théorie descriptive, évaluative et explicative) ou de racisme
(théorie normative et prescriptive). Par le mot
« antisémitisme », on désigne
donc d’une façon ritualisée – qui fait que le mot « colle » désormais
à la chose – ce qui avait longtemps été appelé « antijudaïsme »,
« haine des Juifs » (Judenhass,
Jew-hatred) ou « persécution des
Juifs » (Jew-baiting). En 1882,
le grand Brockhaus donne cette
définition lexicale du mot nouveau qu’est, en langue allemande, le mot « Antisemitismus » :
« Haine des Juifs. Adversaire du judaïsme. Combat contre les qualités,
l’apparence et les intentions du Sémitisme. » Par « antisémitisme », stricto sensu, on devrait ne désigner
que la variété raciste de l’antijudaïsme moderne, qui a fonctionné comme un
« code culturel » jusqu’en 1945. J’ai choisi d’utiliser le mot « judéophobie », moins connoté, en tant que terme générique : on peut identifier ainsi la judéophobie antique, qui visait à la fois le judaïsme-religion et la judaïcité-peuple, la judéophobie théologico-religieuse chrétienne, la judéophobie anti-religieuse des Lumières, la judéophobie anticapitaliste ou révolutionnaire, la judéophobie raciale et nationaliste (ou l’« antisémitisme » stricto sensu) et la judéophobie post-antisémite contemporaine, structurée par l’antisionisme radical. Plutôt que de parler de « nouvel antisémitisme », je décris la « nouvelle judéophobie », qui s’est constituée autour du rejet et de la diabolisation d’Israël et du « sionisme ». Pour les antijuifs contemporains, les « Sémites » ne sont pas plus d’actualité que les « Aryens ». Ce sont les « sionistes » qui sont visés, et dénoncés comme des conspirateurs internationaux (le « sionisme mondial ») et des « racistes » (anti-musulmans, anti-Arabes, anti-Palestiniens). L’antisionisme radical se fonde sur la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël et appelle à la destruction de l’État juif. Alors que les « antisémites » étaient des Européens de culture chrétienne (mais pour certains antichrétiens), les nouveaux ennemis des Juifs se recrutent massivement dans les pays de culture musulmane. 2. Le tournant de 2012, avec les passages à l’acte de Merah et ses imitateurs, était-il en germe depuis dix années ? la violence verbale qui s’est accrue depuis la fin des années 90 rendait-elle incontournable un passage à l’acte? PAT. La violence verbale n’est pas nécessairement corrélée avec les actions terroristes. C’est l’endoctrinement jihadiste qui fabrique désormais les antijuifs criminels. Ce qui caractérise d’abord cette action antijuive meurtrière, c’est son inscription dans une série historique. La volonté de tuer des Juifs en tant que Juifs et la détermination (impliquant une préparation, éventuellement une stratégie) sont les deux points communs entre l’attentat terroriste du 3 octobre 1980 (Copernic), celui du 9 août 1982 (rue des Rosiers) et celui du 19 mars 2012 (Toulouse). Sur le plan idéologique, la principale nouveauté identifiable depuis environ trois décennies est la suivante : qu’elle soit portée par les « antimondialistes » radicaux ou par les islamistes, la judéophobie fait désormais couple avec l’occidentalophobie, ou l’hespérophobie. En février 1998, définissant le jihad mondial, Ben Laden avait formalisé cette vision manichéenne en désignant l’ennemi absolu de l’Islam comme « l’alliance judéo-croisée ». L’idée d’un « complot américano-sioniste » ou « sionisto-croisé » est devenue centrale dans les légitimations contemporaines du jihad mondial. Mais elle s’est également diffusée hors de la sphère jihadiste. Le conspirationnisme à cible juive fait partie de la culture populaire mondiale diffusée sur le Web. 3. Vous soulignez le rôle des pouvoirs publics qui se sont opposés à la spirale de violence dans laquelle le pays semblait engagé au début des années 2000. Quel est aujourd’hui votre regard sur leur action et quelle est leur marge de manœuvre face aux soi-disant « individus isolés » comme Merah ? PAT. Les services de renseignement peuvent
intervenir efficacement, notamment de façon préventive, lorsqu’il s’agit de
cellules terroristes plus ou moins 4. Pensez-vous qu’il y ait une déconnection entre l’opinion publique et les pouvoirs publics dans l’attention à la judéophobie et la lutte contre l’antisémitisme (d'où la relative mansuétude du premier procès du « gang des Barbares » qui a suscité une intervention du Ministre)? PAT. Il a fallu du temps pour que les pouvoirs publics prennent vraiment au sérieux la menace islamiste sur le territoire français, particulièrement lorsque les cibles du jihad sont juives. En vérité, la reconnaissance du jihad antijuif, porté et masqué par l’antisionisme assorti d’un propalestinisme mystique, implique une difficile révolution mentale. Il s’agit, pour les Français et plus largement pour les Occidentaux qui veulent comprendre ce qui se passe, d’abandonner une grande partie de leurs références historiques sur la question judéophobe (extrême droite nationaliste, « années trente », nazisme, Vichy, etc.) et de s’informer sérieusement sur la vague fondamentaliste et jihadiste qui traverse le monde musulman pour se déverser en Occident comme en Afrique ou en Extrême-Orient. Le vieil antisémitisme politico-religieux à la française survit dans les classes moyennes et supérieures (pour aller vite), qui prennent soin cependant d’euphémiser leur discours, d’où le peu de visibilité de la judéophobie des élites traditionnelles dans l’espace public. L’antisionisme radical, postulant que tout Juif est un sioniste (serait-il caché ou honteux) et visant la destruction de l’État juif, est observable dans tous les milieux sociaux, mais il s’exprime surtout, avec une forte intensité polémique, dans certaines mouvances de l’extrême droite et de l’extrême gauche, et bien sûr dans certaines populations issues de l’immigration et spatialement ségréguées, particulièrement soumises à l’endoctrinement et à la propagande islamistes. Dans les milieux populaires, et sous une forme idéologisée dans les milieux d’extrême gauche, la judéophobie est fondée sur le ressentiment à l’égard des élites visibles (politique, culturelles, médiatiques) et invisibles (le « pouvoir de l’argent », des « puissances financières », etc.). La figure de Madoff a remplacé celle de Rothschild. Dans l’opinion française, la question de la lutte contre la judéophobie est secondaire. La dénonciation des actes antijuifs n’est guère populaire, et toujours soupçonnée de « faire le jeu » de la propagande israélienne. La thèse (fausse) de la disparition progressive de « l’antisémitisme » est largement diffusée, ainsi que celle, non moins fausse, de son remplacement par « l’islamophobie ». Ce sont là les deux principales idées fausses, devenues des clichés, concernant le traitement des minorités respectivement dites « juive » et « musulmane ». Les Français sont au premier chef inquiets de la montée de la délinquance et de la banalisation des violences commises par des bandes de « jeunes ». C’est seulement lorsque des actes antijuifs prennent l’allure d’actions criminelles que l’opinion semble s’émouvoir. 5. La libération de la parole des antijuifs qui se présentent comme victimes d’une censure permanente n’a-t-elle pas été favorisée par certains intellectuels ? Ces derniers ne se font-ils pas complices de ces dérives, par leurs assauts contre les dispositions législatives comme la loi Gayssot ? PAT. C’est là un phénomène longtemps marginal, lié à l’offensive négationniste (qui a été contenue), mais qui me paraît être en cours de démarginalisation. Il s’agit d’un mélange de provocation (visant souvent la mémoire de la Shoah) et d’auto-victimisation (on se présente comme victime d’une censure orchestrée par « les sionistes » ou par les gardiens des prétendus « mythes fondateurs » de l’État d’Israël, pour parler comme Roger Garaudy). On voit en effet se multiplier de petits entrepreneurs idéologiques appartenant à l’industrie culturelle « antisioniste », tel Dieudonné, mêlant de plus en plus nettement la thématique négationniste à ses provocations calculées. En dépit des campagnes lancées par diverses associations antiracistes contre l’humoriste antijuif, la tournée française de Dieudonné dans une vingtaine de villes (de Marseille à Perpignan, en passant par Strasbourg et Toulouse), entre février et mai 2013, a été un succès (avec un public de 3 000 personnes en moyenne). Le 4 avril 2013, plus de 4 000 personnes ont assisté à son spectacle à Bordeaux. Il s’agit d’une forme inédite de judéophobie : la mise en scène de spectacles antijuifs. Comme le note le journaliste Bernard Darmon, « des dizaines de milliers de spectateurs vont voir ses spectacles et chantent avec lui “Shoahnanas”, applaudissent Faurisson, et se délectent du sketch qui fait l’apologie d’un assassin qui va mettre une bombe dans un bus israélien ». La cause palestinienne est devenue le grand alibi des nouveaux ennemis, avoués ou non, des Juifs. Et ce, de l’extrême gauche occidentale à l’islamisme radical dans toutes ses variantes. Le nouveau discours anticapitaliste, à travers la banalisation des thèmes « antimondialistes » ou « altermondialistes », a pris une tournure antijuive. La fixation sur quelques grandes banques désignées par des patronymes juifs (Goldman Sachs, Lehman Brothers, etc.) en témoigne. Il y a donc à la fois de l’ancien (l’amalgame Juif-finance-richesse-domination) et du nouveau (les « sionistes » comme comploteurs, « racistes », « assassins », inventeurs et exploiteurs du « mythe » de la Shoah). 6. La violence est liée à une banalisation de la culture antijuive parmi les jeunes issus de l’immigration ainsi qu’à une surenchère victimaire dont témoigne la tribune de Tariq Ramadan sur Mohamed Merah. À quand remontent les premières manifestations de ce schéma victimaire et comment répondre à ceux qui tentent de jouer la carte d’une liberté et d’une victimisation sans limite? PAT. Il faut partir de la jalousie sociale très répandue dans les « quartiers sensibles », une jalousie alimentée par divers stéréotypes, dont celui du « Juif riche », celui du Juif puissant dans la finance, la politique, les médias. D’où le raisonnement-type qu’on rencontre dans certains entretiens semi-directifs avec des « jeunes » issus de l’immigration et marginalisés : « Si nous sommes malheureux, pauvres, exclus, sans travail, c’est de leur faute ». Les Juifs sont accusés de prendre toutes les places (les bonnes), d’occuper tous les postes désirables. S’ajoute l’accusation de la « solidarité juive » : « Ils se tiennent entre eux ». Les antijuifs convaincus voient les Juifs comme une espèce de franc-maçonnerie ethnique, pratiquant le népotisme à tous les niveaux, dans tous les domaines. « Ils sont partout », « Ils ont le pouvoir », « Ils nous manipulent » : thèmes d’accusation fantasmatiques exprimant un paranoïa socialement banalisée. Dans le jeu des passions antijuives, le ressentiment mène la danse : une haine accompagnée d’un sentiment d’impuissance, qui ne cesse de l’aiguiser comme de l’aiguillonner. La jalousie sociale en est la traduction courante. C’est au cours des années 1990 qu’a commencé à se mettre en place ce jeu d’affects et de représentations, où l’identification avec les Palestiniens-victimes joue un grand rôle. 7. Vous soulignez la dichotomie entre la vieille judéophobie qui survit dans les classes supérieures, et un nouveau type, masqué sous son antisionisme d’en bas. Le visage que tente de présenter Marine Le Pen séduit une frange de l’électorat juif - par les réponses qu’elle apporte à ce qui apparaît comme un islamisme menaçant et auquel les réponses apportées semblent timorées : assiste-t-on à une mutation durable du paysage politique ou à des alliances de circonstances? PAT. Le phénomène que vous décrivez s’observe dans de nombreux pays européens. La crainte de « l’islamisation » s’entrecroise avec la relative droitisation des populations juives pour provoquer des sympathies ou des alliances conjoncturelles avec certaines formations nationales-populistes, dont le Front national en France. Pour être compris, ce phénomène doit être situé dans le cadre d’une vaste restructuration en cours du paysage idéologico-politique des nations européennes. Depuis une trentaine d’années, on observe à la fois une persistance du racisme classique et du vieil antisémitisme, de plus en plus marginaux (sauf en Hongrie ou en Grèce), et une banalisation du néo-racisme (différentialiste et culturel), qui a trouvé dans les mobilisations nationales-populistes un mode de politisation efficace. Le racisme anti-immigrés, et plus particulièrement anti-Maghrébin (en France) ou anti-Turc (en Allemagne), s’est reformulé sur le mode d’une dénonciation plus ou moins paranoïaque de « l’islamisation ». Le vieil antisémitisme n’a pas disparu, il est encore observable dans les mouvances du traditionalisme catholique, mais, pour l’essentiel, la haine et la diabolisation des Juifs se sont reformulées sur le registre de l’antisionisme radical, voyant en tout Juif un « sioniste » conspirant contre les peuples et dans l’État d’Israël un État en trop, à éliminer. En France, la popularité d’un Dieudonné et l’influence d’un Soral, qui voient partout à l’œuvre la main invisible des « sionistes », témoignent de la banalisation de cette thématique. Les thèses « optimistes » annonçant le déclin ou la fin prochaine de l’antisémitisme (ou plus exactement de la haine idéologisée visant les Juifs), assurément réconfortantes aux yeux de certains militants engagés dans le combat idéologique contre Israël, sont toutes fausses, au regard des statistiques disponibles sur les faits antijuifs relevés en France au cours des années 1998-2012. L’analyse de l’évolution des actes ou des faits antijuifs (violences et menaces confondues), recensés en France de 1998 à 2012, montre une augmentation globale de la judéophobie depuis le début des années 2000, avec des « pics » en 2000, 2002, 2004, 2009 et 2012. Le plus simple est de considérer l’évolution des totaux annuels des faits antijuifs (actions violentes et menaces) : 1998 : 81, 1999 : 82, 2000 : 744, 2001 : 219, 2002 : 936, 2003 : 601, 2004 : 974, 2005 : 508, 2006 : 571, 2007 : 402, 2008 : 397, 2009 : 815, 2010 : 466, 2011 : 389, et 2012 : 614. L’année 2012 a commencé par une recrudescence des actions violentes contre les Juifs. Les meurtres antijuifs commis à Toulouse par le jihadiste Mohamed Merah le 19 mars 2012 semblent avoir réactivé les passages à l’acte : selon le SPCJ (Service de Protection de la Communauté juive), 148 actes antisémites, dont 43 violents, se sont produits entre le 19 mars et le 30 avril 2012. Les musulmans de France, à quelques rares exceptions près, ne se sont pas mobilisés pour condamner ces assassinats antijuifs commis au nom de l’Islam : organisée par des musulmans le 28 avril à Paris, quelques jours après la tuerie antijuive de Toulouse, une manifestation pour défendre les « valeurs de tolérance » a réuni à peine deux cents personnes. Mais les violences antijuives ordinaires sont souvent dues à de jeunes issus de l’immigration de culture musulmane. Le Rapport de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) pour l’année 2012 retient 177 actions et 437 menaces antisémites, soit au total 614 faits antijuifs. Des chiffres en forte hausse par rapport à 2011 : une progression de 57,8% par rapport à l’année 2011 (389 faits). On peut faire l’hypothèse que ces passages à l’acte, notamment lorsqu’ils sont occasionnels et non prémédités, sont l’expression de la banalisation d’une culture antijuive dans certains milieux issus de l’immigration de culture musulmane. À titre comparatif, on notera que, durant l’année 2012, les faits « antimusulmans » (ou relevant de ce qu’on appelle, sans grande rigueur, « racisme anti-musulmans » ou encore « islamophobie »), avec 53 actions et 148 menaces (201 au total), ont augmenté de 30% par rapport à 2011. Le total des fais antijuifs est donc en 2012 trois fois plus important que celui des faits antimusulmans, en dépit de l’image de plus en plus négative de l’islam en France. Selon l’enquête d’opinion de l’institut CSA réalisée du 6 au 12 décembre 2012, 55% des personnes interrogées considèrent qu’il « ne faut pas faciliter l’exercice du culte musulman en France ». Parmi les diverses religions, seul l’islam fait l’objet d’un tel rejet. Près de trois Français sur quatre (73%) disent avoir une image négative de l’islam, quand les autres religions recueillent l’agrément d’une nette majorité, selon un sondage rendu public le 16 avril 2013. Interrogés par le cabinet Tilder et l’Institut Montaigne, dans le cadre de l’émission « Place aux idées » diffusée ce même 16 avril sur LCP, 87% des Français ont une bonne image du bouddhisme, 76% du protestantisme, 69% du catholicisme, 64% du judaïsme, mais seulement 26% de l’islam, 1% ne se prononçant pas. Si, pour 52% des personnes interrogées, l’islam est une religion comme les autres et pour 40 %, la présence de l’islam en France permet d’enrichir la culture française, 36 % seulement pensent la pratique de l’islam compatible avec les lois de la République. 8. La double lutte contre le racisme et l’antisémitisme appartient-elle au monde d’hier, comme a semblé l’indiquer le changement de nom du MRAP, supprimant la mention de l’antisémitisme dans son sigle à la fin des années 1970 ? Et ce, malgré la position qu’a tenté d’adopter Dominique Sopo lorsqu’il était à la tête de SOS Racisme ? PAT. Je pense que la lutte contre le racisme, telle qu’elle est conduite par diverses associations spécialisées, tend de plus en plus, d’une part, à se redéfinir comme lutte contre l’islamophobie ou le « racisme anti-musulmans », tandis que, d’autre part, la lutte contre l’antisémitisme tend à se concentrer sur la lutte contre les formes radicales de l’antisionisme et de l’anti-israélisme. La Licra et SOS Racisme, qui s’efforcent de lutter sur les deux fronts, ont du mal à satisfaire aux exigences contradictoires de ces deux luttes. C’est que la disjonction est elle-même en cours de radicalisation. Les associations tendent à se spécialiser, prenant parti pour tel ou tel « camp » : celui des défenseurs des « musulmans » (« immigrés », « Arabes », « Maghrébins », etc.) et celui des Juifs. Un antiracisme concordataire me paraît aujourd’hui relever du rêve, de l’utopie ou de la nostalgie. Chaque famille, voir chaque sous-famille politique a aujourd’hui son antiracisme, qui ne consonne pas avec tous les autres. Par ailleurs, les milieux antiracistes paraissent déroutés par l’apparition d’un nouvel extrémisme, islamophobe et pro-israélien, né à la faveur de la montée des populismes identitaires. Le cas Breivik en témoigne. La dérive terroriste d’Anders Behring Breivik, ancien militant, entre 1999 et 2007, du Parti du Progrès norvégien, formation de droite populiste et xénophobe, montre que la stratégie étatsunienne du « loup solitaire » a été importée en Europe. Ce soldat du « contre-jihad » s’est engagé dans une croisade contre le multiculturalisme, le marxisme « culturel », le libéralisme et « l’islamisation » de l’Europe, pour passer à l’acte le 22 juillet 2011, commettant des attentats qui ont fait 77 morts et 151 blessés. Peu avant de commettre son premier attentat, Breivik a mis en ligne son Manifeste, où il expose ses raisons d’agir pour la défense de l’Europe « judéo-chrétienne » et contre le mélange des peuples et des cultures. La rupture avec les groupuscules néo-nazis est claire dans la thématique : non seulement Breivik se montre étranger à toute judéophobie, mais il affirme son soutien à Israël. Son objectif principal est la « reconquête » d’une Europe qu’il pense en cours d’islamisation. Mais ce projet est aujourd’hui dans beaucoup de têtes en Europe. Aussi faut-il considérer Breivik comme un symptôme social, qui pourrait en même temps préfigurer une vague de violences terroristes visant autant les immigrés en général que les musulmans, issus ou non de l’immigration.
9. Pour finir, pensez-vous que l’anxiété en France contemporaine (je pense au sondage selon lequel 70% des Français s’attendent à une explosion sociale) fragilise la communauté juive - parce qu’elle se sait cible en cas de violence sociale -, ou bien que les manifestations antisémites ne sont pas liées à une quelconque crise socio-économique mais qu’il s’agit d'un syndrome plus profond ? PAT. Les Juifs sont perçus par ceux qui les haïssent comme aussi redoutables que vulnérables. Cette perception ambivalente, qui vient de loin, entretient et renforce la haine antijuive. Depuis les années 1980, les milieux antijuifs ont tendance à imaginer la « puissance juive » comme une sur-puissance cachée, dont ils croient voir les effets dans tous les événements perçus comme scandaleux ou catastrophiques. D’où ce mélange de lâcheté (s’attaquer à des passants, à des enfants ou des écoliers sans défense) et de ressentiment (la rage née d’un sentiment d’impuissance devant la satanique sur-puissance juive, inévitablement occulte). Les effets de la crise sont, du moins jusqu’à nouvel ordre, moins importants, en raison de la mondialisation sélective de l’information (privilégiant le conflit israélo-palestinien), que l’évolution des rapports de force au Proche-Orient, perçus à travers le prisme déformant du tout-puissant oppresseur et bourreau israélien et de la faible et émouvante victime palestinienne. En France comme dans d’autres pays européens, les antijuifs jouent des rôles modelés sur les actions des Palestiniens, islamistes ou non – de la propagande mensongère (l’escroquerie médiatique de « l’assassinat » par les « sionistes » du jeune Mohamed al-Dura en 2000) aux attaques jihadistes, entraînant ou non mort d’homme. Mais rien n’empêche que, dans les années qui viennent, les Juifs puissent être accusés d’être responsables de la crise en Europe ou d’une guerre généralisée au Proche-Orient. Quant aux réactions des populations juives, elles diffèrent notamment selon les lieux de résidence, les classes sociales et le type ou le niveau d’engagement. La jeunesse juive est particulièrement exposée, et se sent souvent menacée. Il est difficile de vivre avec sérénité lorsqu’on est en permanence accusé de connivence ou de complicité avec les « sionistes » assimilés à des « racistes » vivant dans un État pratiquant « l’apartheid » et se comportant « comme des nazis » à l’égard des Palestiniens présentés comme de pures et pauvres « victimes innocentes ». Car tel est en substance le discours palestinien de propagande complaisamment relayé par les médias, à quelques exceptions près. Ces mises en accusation incessantes transforment les enfants juifs de la Diaspora en cibles potentielles. Ils en ont une conscience de plus en plus vive. La honteuse campagne de boycottage multidimensionnel d’Israël, dite de « BDS », applaudie et soutenue par l’extrême gauche, une partie de la gauche et quelques stars de la gérontocratie culturelle (tel Stéphane Hessel jusqu’à son dernier souffle), va dans le même sens : les Juifs sont traînés devant le tribunal autoproclamé de la Vertu propalestinienne. Cette mise en accusation publique fait que chaque enfant juif peut se sentir lui-même socialement boycottable, et stigmatisable comme un représentant du « cancer sioniste ». D’une façon générale, tout Juif socialement visible est susceptible d’être désigné comme suspect, puis attaqué par tel ou tel commando d’« Indignés » propalestiniens violents ou par un groupe d’illuminés islamistes, « pour venger les enfants palestiniens ». Cette situation provoque dans une partie croissante de la population franco-juive une anxiété liée à la conviction d’être exposé, sans protection efficace, à la stigmatisation (insultes, menaces), au harcèlement ou à l’agression physique. Il peut être dangereux d’être reconnu comme Juif dans certaines zones urbaines ou péri-urbaines. Ceux qui en ont conscience sont saisis par un fort sentiment d’insécurité. D’où le choix forcé d’une conduite d’évitement, qui restreint les libertés élémentaires. L’intimidation opère. Bref, la belle insouciance liée aux espoirs de l’après-guerre a totalement disparu du paysage affectivo-imaginaire des Juifs de France. Chez beaucoup d’entre eux, la peur d’un retour, sur de nouvelles bases idéologiques, d’une judéophobie aussi virulente que militante est alimentée, surtout depuis l’automne 2000, par une série ininterrompue d’insultes, de menaces et d’agressions physiques. L’avenir radieux est bien chose du passé. Toutes les réactions (8)1. 30/05/2013 16:29 - Louvois
2. 31/05/2013 08:18 - Erwan
3. 02/06/2013 09:20 - jules
4. 04/07/2013 14:16 - fenzy-frenchy
5. 18/07/2013 18:08 - le vieux
6. 24/07/2013 13:31 - Julius32
7. 28/07/2013 16:19 - pierre ghi
8. 03/09/2013 17:19 - stephen
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Excellente analyse qui explique en termes clairs un phenomene complexe - et effrayant. ![]() ![]() Articles les plus lus
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